Mon tuteur a eu l’idée d’un exercice : réfléchir à l’opposition entre droit à la vie privée et droit à l’information, une polémique qui revient encore et toujours. La dernière en date, c’était pour l’ouverture du procès de Sébastien Valiela, l’auteur des photos révélant la relation entre François Hollande et Julie Gayet, pour « atteinte à l’intimité de la vie privée » de l’actrice. Je tiens à préciser qu’au moment de rédiger ces lignes, ayant beaucoup de travail et peu de temps libre, il était 2h du matin. Cela explique certaines choses.
L’affaire à un délicieux parfum de marronnier. Le débat entre protection de la vie privée et droit à l’information refait surface en ce début d’été avec l’ « affaire Julie Gayet », mais cette année, comme les précédentes, il a plus d’une fois occupé les cellules grises des journalistes et penseurs divers : avec l’affaire des écoutes du portable de Nicolas Sarkozy – pardon, Paul Bismuth – ou, dans une moindre mesure, sur le dossier Bettencourt.
Et cette semaine, il était doublement à l’affiche. D’abord dans ce film long et fade sur la vie sentimentale de nos dirigeants (après tout, François Hollande n’a rien inventé ; nous ne sommes plus à l’époque de Georges Pompidou qui appelait son épouse « bobonne » devant les caméras de télévision). Ensuite, de manière plus préoccupante, par un arrêt de la Cour de cassation rendu le 2 juillet. La plus haute juridiction française a validé une décision de la Cour d’appel de Versailles datant de l’été 2013, décision contraignant Le Point et Mediapart à retirer les enregistrements réalisés chez Liliane Bettencourt par son majordome. Une décision qui a obligé Médiapart à faire disparaître plus de 70 articles sur l’affaire Bettencourt et ses nombreuses ramifications (le photographe, le politique, la fille…). Liliane Bettencourt et sa cour arguent de la violation de la vie privée de la milliardaire, les médias répondent qu’ils remplissent leur devoir d’information. Les juges ont tranché en faveur de la première et la Cour de cassation, n’ayant visiblement pas trouvé de vice de procédure, a validé la décision. Indigné (pour changer), Edwy Plenel, directeur de la rédaction de Médiapart a dénoncé une « censure » et a annoncé la saisine de la Cour européenne des droit de l’homme qui, elle, « a construit une jurisprudence autrement plus attentive au droit à l’information des citoyens et à la liberté de la presse » (enfin, en 2003, la Cour de cassation a affirmé que « l’incartade d’une personne publique pouvait constituer un événement d’actualité dont un hebdomadaire pouvait légitimement rendre compte, s’il n’extrapole pas les faits »).
Le cœur du problème, c’est que le droit français reconnaît un droit à la vie privée et un droit à l’information sans indiquer clairement lequel prend le pas sur l’autre. C’est donc la mission du juge que de jongler entre l’article 9 du Code civil (« chacun a droit au respect de sa vie privée ») et la jurisprudence qui admet des entorses selon le critère « de la pertinence de l’information par rapport au débat d’intérêt public ». La jurisprudence précise que l’on peut enfreindre la vie privée quand cela sert la démocratie (le seul but valide, en fin de compte, du droit à l’information) à condition que l’on ne dévoile pas des éléments de sa vie personnelle (ses habitudes, sa famille, ses croyances, sa situation de santé…) qui ne correspondent « à aucune nécessité pour l’information du public ».
Alors si on jette le droit à l’information et le droit à la vie privée dans l’arène, qui remporte le match ? Les journalistes estiment, en général, que le droit à l’information est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. C’est le glaive du gladiateur, le bistouri du chirurgien, la bibine du Capitaine Haddock : impossible de fonctionner sans. De l’autre côté, chacun a le droit de ne pas voir les détails de sa vie privée (surtout les détails bien croustillants, sinon ça n’intéresse personne) étalés dans les médias.
Le droit à l’information suppose précisément une information, le type d’information qui a vraiment de l’intérêt dans le débat public, pas celui qui flirte avec le divertissement. « Il faut décontaminer l’information. Et réclamer une décroissance de son volume. Moins d’info, mais mieux d’info » a écrit Ignacio Ramonet, l’ancien directeur du Monde Diplomatique, dans L’Explosion du journalisme. Quand il s’agit de dévoiler d’obscures manœuvre de politiciens corrompus (toute ressemblance avec des évènements récents n’a rien de fortuit), la majorité, sauf les concernés, approuve les journalistes. Dans ce cas, le journalisme remplit sa fonction de quatrième pouvoir. Et comme il est difficile de mieux écrire que Montesquieu, autant le citer dans le texte : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (…) Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Montesquieu ne parlait que des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Les médias doivent être le quatrième, le chien de garde de la démocratie. « Les trois pouvoirs traditionnels peuvent faillir, se méprendre et commettre des erreurs », résume Ignacio Ramonet.
Quid de la vie privée ? D’ailleurs, on parle souvent de « protection de la vie privée » versus « droit à l’information ». La France fait partie des pays dans lesquels la sphère privée est particulièrement importante. Un exemple : quelques semaines après la révélation de la liaison présidentielle, François Hollande organise une conférence de presse. Première question posée, bien sûr : « et Valérie ? ». François Hollande esquive, rappelle que ce n’est pas l’objet de la conférence. Sujet clos. De l’autre côté de la Manche, la presse s’étouffe et s’indigne de ce manque de combativité. Il faudrait pousser le président dans ses retranchements, le pousser à s’exprimer, à dire, à expliquer, à raconter.
Ce qui peut sembler plus inquiétant, c’est que les dernières affaires qui ont opposé droit à l’information et protection de la vie privée ont donné l’avantage à la dernière, souvent au détriment de l’information du public : les juges ont désavoué les journalistes dans l’affaire du dictaphone de Patrick Buisson ou encore des écoutes de Liliane Bettencourt (alors qu’en première instance, le tribunal avait privilégié le droit à l’information, la Cour de cassation a censuré la décision de 2011). Pour les juges, les journalistes n’auraient pas du diffuser ces informations, juste les utiliser comme base pour de futures enquêtes journalistiques. En d’autres mots : Messieurs-dames les journalistes, la fin ne justifie pas les moyens.
PS: Absolument aller lire le blog d’Aliocha qui aborde régulièrement la question, infiniment mieux que moi.